Mis en ligne le 2 décembre 2013
Santé publique

Entre l’évolution naturelle qui dépasse largement le monde médical, les débats scientifiques et les brèves de comptoir, Ségolène Arzalier-Daret fait le point pour vous.

Nos blocs opératoires se modernisent et les professionnels aussi. Les classiques aides et livres de poche semblent avoir fait leur temps : ils laissent la place aux smartphones, inépuisables sources d’informations au format compact, ouverts sur le monde. Ce nouveau phénomène de société envahit désormais tous les espaces, même ceux dont l’accès lui est interdit. En effet, le règlement intérieur de la plupart des établissements de santé proscrit l’usage des téléphones portables dans leurs murs. Et pourtant, ils ne se cantonnent déjà plus à la poche de nos blouses, ils entrent même dans les blocs et intègrent les salles d’intervention ou les boxes de réanimation. Alors une question se pose: nouvel outil indispensable ou prise de risque inconsidérée pour le patient ?
Malgré la réglementation, l’utilisation du téléphone à l’hôpital explose et la profusion d’applications destinées aux professionnels semble encourager cette pratique (outils d’aide à la décision, calculs de scores, fiches réflexes, convertisseurs, dictionnaire de médicaments…) d’autant plus que les aides cognitives ont montré leur intérêt dans la prise en charge de situations de crise [1][2]. Devant la généralisation de l’utilisation du téléphone portable à l’hôpital la réglementation en vigueur, émise en 1995, reste-t-elle vraiment pertinente et adaptée? Interdit officiellement, toléré officieusement, et même galvanisé par certains qu’il ne quitte plus, le smartphone fait partie de la panoplie du professionnel: en consultation, au chevet du patient, au bloc opératoire ou en réanimation, cette aide précieuse permet de rendre immédiatement disponible une quantité phénoménale d’informations. Quatre-vingt-quatorze pourcent des médecins utilisateurs ont un usage professionnel de leur smartphone, et 36% garderaient leur téléphone mobile dans les zones à risque telles que le bloc opératoire [3] [4]. Les applications médicales disponibles pullulent, plus ou moins validées, dont la valeur scientifique reste à déterminer… Les Etats-Unis ont d’ailleurs engagé des délibérations afin d’établir une régulation de ces applications «sauvages», et la Food and Drug Administration a même émis des propositions à destination de l’industrie [5]. Il est incontestable que l’évaluation des applications médicales doit s’appuyer sur une méthodologie scientifique validée mais rien pour le moment n’en permet le contrôle ou la régulation, et il n’existe pas de label apposé par les sociétés savantes [6]. En attendant, il est laissé à la perspicacité de chacun de porter un regard critique sur la pertinence des données consultées et de les utiliser à bon escient. Il est inutile de rappeler que le praticien reste avant tout responsable de ses actes.

L’interdiction des téléphones portables à l’hôpital avait pour leitmotiv les conséquences potentielles des interférences sur certains dispositifs médicaux. Or les émissions des téléphones de dernière génération sont très faibles et les interférences avec le matériel médical semblent minimes, les études s’accordant sur le faible risque de perturbations au-delà d’une distance de sécurité d’un mètre [7][8][9][10]. Mais dans certaines zones la densité de matériel sensible reste incompatible avec la présence de téléphones portables, et le bloc opératoire en fait partie. Lorsqu’un anesthésiste se trouve à la tête du patient avec le téléphone dans la poche, la distance de sécurité recommandée n’est pas respectée du fait de la proximité du respirateur, des pousses seringues électriques ou encore du scope. Ces zones à risque d’interférences (réanimation, bloc opératoire, etc..) restent à être définies et formalisées afin d’établir des règles encadrant le port du téléphone, qui devrait être restreint au personnel autorisé (tel que le personnel de garde), formé et sensibilisé à respecter les distances de sécurité entre leur téléphone et les dispositifs médicaux. Un autre moyen simple d’éviter cette exposition serait d’utiliser les téléphones en mode « avion » afin qu’aucune émission ne puisse perturber les équipements médicaux, mais ce mode empêche l’accès à internet et à certaines informations ce qui enlève l’un des principaux intérêts des smartphones. Cette solution ne résout pas non plus la question de l’hygiène au bloc opératoire. En effet, l’entrée du smartphone en milieu protégé pose la problématique de la contamination bactérienne. Ce téléphone qui ne nous quitte plus, dont on utilise l’écran tactile auprès de chaque patient, est un nouveau vecteur de germes banalisé. Les téléphones mobiles seraient même plus à risque que les téléphones fixes présents en salle d’intervention [11]. Plus de 94% des téléphones utilisés au bloc opératoire seraient contaminés, les microorganismes identifiés sur les téléphones seraient les mêmes que ceux présents sur les mains du personnel médical : les bacilles Gram négatif représenteraient plus de 30% des cas et le Staphylococcus Aureus 52% des cas [12]. Or les smartphones sont-ils correctement désinfectés avant et après chaque utilisation? Est-il prévu des procédures de désinfection dans les établissements, au bloc opératoire et en réanimation ? Il serait utile que des consignes d’entretien soient recommandées par l’industrie afin d’éviter par ailleurs toute corrosion du matériel [13]. L’industrie médicale propose par exemple des nettoyeurs UV bactéricides de smartphones. Encore reste-t-il à sensibiliser les professionnels à ce risque infectieux et à renforcer l’hygiène des mains après chaque manipulation.

Le smartphone, prolongement de notre vie personnelle, peut par ailleurs favoriser l’ingérence de notre vie privée à l’intérieur de notre sphère de travail. La possibilité d’utiliser à l’hôpital cet appareil à des fins non professionnelles est tentante: recevoir des messages personnels, répondre aux appels téléphoniques ou même en envoyer. Or ce comportement concernerait plus de la moitié des utilisateurs [4]. De telles distractions au moment d’une tâche à risque peuvent porter préjudice au patient pris en charge en détournant l’attention du professionnel et en favorisant les erreurs cognitives. Il a été montré que les interruptions de tâches étaient pourvoyeuses d’un grand nombre d’erreurs dans le circuit du médicament [14]. Une étude récente en anesthésie désigne clairement le téléphone mobile comme étant une source de distraction et recommande de le laisser à l’entrée du bloc. Une interruption ou une distraction surviendrait toutes les deux minutes lors de situations urgentes, et 22% des interruptions de tâche au bloc opératoire auraient des conséquences négatives sur la prise en charge des patients [15][16]. Les interruptions dues aux téléphones auraient un fort pouvoir de perturbation lors de l’induction de l’anesthésie en altérant la vigilance et les performances cognitives [17]. Il est admis de tous que le téléphone portable au volant favorise les accidents de la route et il serait impensable pour l’opinion publique qu’un pilote d’avion réponde à un appel personnel au moment d’un décollage ou d’un atterrissage… Dans notre discipline aussi il est de la responsabilité de chacun de ne pas surestimer son infaillibilité et d’éliminer les sources de distraction pouvant nuire là la sécurité de nos patients.
Se pose aussi le problème de la confidentialité des données des patients lorsque le téléphone personnel est utilisé comme outil de travail. Le téléphone reste un merveilleux outil de communication qui prend tout son intérêt en cas de demande d’avis médical, immédiat, simple et accessible: il suffit d’envoyer la photo d’une radiographie qui nous pose problème, d’une cicatrice, d’un ECG difficile à interpréter, et la possibilité d’appeler un médecin senior favorise l’organisation rapide de la prise en charge des patients. Mais à l’ère de la télémédecine encadrée par la CNIL*, où sont stockées toutes ces données présentes dans la mémoire des téléphones portables des professionnels, qui en contrôle l’utilisation et en vérifie l’anonymisation et la destruction ? L’échange et le stockage de données sensibles via les téléphones portables devraient être sécurisés comme tout transfert de données médicales dématérialisées.
En conclusion, risque ou bénéfice pour le patient, la question n’est pas tranchée. Tout dépend de l’utilisation que chacun en fait, raisonnée et raisonnable, en prenant en compte l’hygiène, les interférences, la confidentialité, le risque d’erreurs liées aux interruptions de tâches et en veillant à garder un regard critique sur les applications médicales. Il est probablement nécessaire que l’évolution se fasse vers un assouplissement et une mise à jour des règles encadrant l’usage du téléphone au sein des établissements [18]. Une procédure plus adaptée à notre mode de vie actuel sera probablement mieux respectée (par les professionnels mais aussi par les patients). Cet assouplissement devra avoir comme contrepartie une sensibilisation des professionnels de santé sur les dangers de l’utilisation du téléphone portable dans leur pratique médicale et paramédicale.

Bibliographie
[1]  Ministère chargé de la Santé. Circulaire DH/EM1 n° 40 du 9 octobre 1995 relative aux pertubations électromagnétiques engendrées par les téléphones mobiles cellulaires pour certains dispositifs médicaux. Bulletin officiel du ministère chargé de la santé ; n° 95/44: p. 227-230.
[2]  Arriaga A F, Bader A M, Wong J M, Lipsitz S R, Berry W R, Ziewacz J E et al. Simulation-based trial of surgical-crisis checklists. N Engl J Med 2013; 368: 246-53.
[3]  VIDAL. Premier baromètre sur les médecins utilisateurs d’un smartphone. http://corp.vidal.fr/presse/espace-professionnel/521-observatoire-vidal (Communiqué de presse 15 mars 2012) Accès au site le 17/06/2013.
[4]  Kidd A G, Sharratt C, Coleman J. Mobile communication regulations updated: how safely are doctors’ telephones used?. Qual Saf Health Care 2004; 13: 478.
[5]  US Food and Drug Administration. Draft guidance for industry and food and drug administration staff, mobile medical applications. www.fda.gov/medicaldevices/deviceregulationandguidance/guidancedocuments/ucm263280.htm (DRAFT GUIDANCE July 21, 2011) Accès au site le 17/06/2013.
[6]  Barton A J. The regulation of mobile health applications. BMC Med 2012; 10: 46.
[7]  Dang B P, Nel P R, Gjevre J A. Mobile communication devices causing interference in invasive and noninvasive ventilators. J Crit Care 2007; 22: 137-41.
[8]  van Lieshout E J, van der Veer S N, Hensbroek R, Korevaar J C, Vroom M B, Schultz M J. Interference by new-generation mobile phones on critical care medical equipment. Crit Care 2007; 11: R98.
[9]  Klein A A, Djaiani G N. Mobile phones in the hospital–past, present and future. Anaesthesia 2003; 58: 353-7.
[10]  Lawrentschuk N, Bolton D M. Mobile phone interference with medical equipment and its clinical relevance: a systematic review. Med J Aust 2004; 181: 145-9.
[11]  Jeske H, Tiefenthaler W, Hohlrieder M, Hinterberger G, Benzer A. Bacterial contamination of anaesthetists’ hands by personal mobile phone and fixed phone use in the operating theatre. Anaesthesia 2007; 62: 904-6.
[12]  Ulger F, Esen S, Dilek A, Yanik K, Gunaydin M, Leblebicioglu H. Are we aware how contaminated our mobile phones with nosocomial pathogens?. Ann Clin Microbiol Antimicrob 2009; 8: 7.
[13]  Brady R R W, Verran J, Damani N N, Gibb A P. Review of mobile communication devices as potential reservoirs of nosocomial pathogens. J Hosp Infect 2009; 71: 295-300.
[14]  Chisholm C D, Dornfeld A M, Nelson D R, Cordell W H. Work interrupted: a comparison of workplace interruptions in emergency departments and primary care offices. Ann Emerg Med 2001; 38: 146-51.
[15]  Broom M A, Capek A L, Carachi P, Akeroyd M A, Hilditch G. Critical phase distractions in anaesthesia and the sterile cockpit concept. Anaesthesia 2011; 66: 175-9.
[16]  Campbell G, Arfanis K, Smith A F. Distraction and interruption in anaesthetic practice. Br J Anaesth 2012; 109: 707-15.
[17]  Savoldelli G L, Thieblemont J, Clergue F, Waeber J, Forster A, Garnerin P. Incidence and impact of distracting events during induction of general anaesthesia for urgent surgical cases. Eur J Anaesthesiol 2010; 27: 683-9.
[18]  Ettelt S, Nolte E, McKee M, Haugen O A, Karlberg I, Klazinga N et al. Evidence-based policy? the use of mobile phones in hospital. J Public Health (Oxf) 2006; 28: 299-303.